Les blessures éthiques au travail : quand l'impossible mission use l'humain
Il y a une souffrance que l'on nomme encore trop peu. Ce n'est pas seulement la fatigue, ni même le burn-out. C'est une blessure plus intime, plus sourde, qui touche au cœur de ce qui fait tenir : l'éthique.
Je pense aux soignants, aux enseignants, aux aidants, à tous ceux dont le métier porte une mission humaine. Leur vocation, c'est de prendre soin, de transmettre, de soutenir. Mais que se passe-t-il quand l'organisation, les moyens, les contraintes empêchent de travailler selon ce qui est juste ? Quand on sait ce qu'il faudrait faire, mais qu'on ne peut plus le faire ?
En clinique, je rencontre des soignants qui me disent : "Je ne soigne plus, je fais de la gestion de lits." Des enseignants qui confessent : "Je n'ai plus le temps d'enseigner, je fais de la discipline et de l'administratif." Des aidants familiaux qui avouent : "Je donne tout, mais je n'ai plus rien pour moi."
Ces phrases traduisent une déchirure : la perte de la possibilité de faire un travail en accord avec ses valeurs. Le conflit n'est pas seulement entre "moi" et "l'organisation", il est entre "ce que je sais être juste" et "ce que je suis contraint·e de faire".
C'est là que naît la blessure éthique. Et cette blessure ne se soigne pas par du repos seul. Car ce qui s'est abîmé, ce n'est pas seulement le corps, c'est l'âme professionnelle.
La reconnaissance scientifique
Les chercheurs parlent de "souffrance éthique" ou de "moral injury". On sait aujourd'hui que ce vécu n'est pas anodin : il entraîne une détresse profonde, parfois des symptômes proches du stress post-traumatique. Hypervigilance, culpabilité, perte de sens, isolement.
Mais au-delà des termes scientifiques, ce que j'entends surtout, ce sont des personnes qui disent : "Je ne me reconnais plus dans ce que je fais." Et perdre cette cohérence, c'est perdre un pilier identitaire.
Le paradoxe du soin
Le soin blesse celui qui soigne, c'est ce paradoxe qui est terrible : dans ces métiers du soin, de l'enseignement, de l'accompagnement, on s'abîme en voulant bien faire. On se heurte à des injonctions impossibles : faire toujours plus, plus vite, avec moins de moyens, tout en gardant l'humanité. L'impossible mission.
Alors le psychisme s'use. Certains s'endurcissent, d'autres s'effondrent. Beaucoup oscillent entre colère et culpabilité. Et peu trouvent un espace pour déposer cette douleur.
Le rôle de la psychothérapie
Dans l'accompagnement, mon rôle est d'abord de reconnaître cette blessure. De nommer ce qui n'est pas seulement une fatigue personnelle, mais un conflit éthique. Redonner de la légitimité à cette souffrance, qui n'est pas un "défaut individuel", mais le signe d'un système qui maltraite ceux qui portent l'essentiel.
Ensuite, c'est reconstruire. Retrouver des espaces, même petits, où l'on peut travailler en accord avec ses valeurs. Réhabiliter la fierté d'avoir tenu, d'avoir résisté malgré tout. Et parfois, aider à envisager un autre cadre, pour continuer à exercer son métier sans se perdre.
Il est temps de reconnaître cette souffrance comme une réalité clinique et sociale.
