Le sens du travail aujourd'hui : quand la clinique rencontre le réel
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Le sens du travail aujourd'hui : quand la clinique rencontre le réel

La question du travail n'est plus seulement "avoir un emploi", c'est "à quoi je prête ma vie, mon énergie, mon éthique". Exploration clinique du sens du travail aujourd'hui.

Le sens du travail aujourd'hui : quand la clinique rencontre le réel

Si je devais résumer ce qui traverse mon cabinet depuis quelques années, je dirais ceci : la question du travail n'est plus seulement "avoir un emploi", c'est "à quoi je prête ma vie, mon énergie, mon éthique". Le travail n'est pas un simple décor économique ; il organise la vie psychique, il donne une place, une reconnaissance, un rythme au temps et au corps. Et quand ce lien se fissure, ce n'est pas seulement une motivation qui s'effondre : c'est un morceau d'identité qui vacille.

Le travail est une scène où se rejouent des enjeux très intimes : être reconnu, compter pour quelqu'un, mettre ses compétences au service d'un monde qui a du sens. Les approches psychodynamiques du travail l'ont montré : la santé au travail repose en grande partie sur la possibilité d'être reconnu dans la qualité de ce qu'on fait, pas seulement dans les objectifs atteints.

Le sens se tisse à trois niveaux qui dialoguent : l'utilité de ce que je fais pour les autres, la cohérence avec mes valeurs, et la possibilité de grandir – en compétence, en autonomie, en responsabilité. Quand l'un de ces fils casse, les deux autres tirent, compensent un temps, puis s'usent à leur tour.

Depuis le Covid, la question a pris un relief nouveau. Le télétravail a bouleversé les frontières, l'accélération numérique a densifié les journées, et beaucoup ont découvert que l'on peut "bien faire" sans se détruire… ou l'inverse. Dans les récits que j'entends, revient souvent une fatigue qui n'est pas que physique : c'est une fatigue morale. On parle d'être "en décalage avec soi-même", de sentir son idéal professionnel se dissoudre dans des process, des tableaux, des injonctions paradoxales. Parfois, c'est le corps qui parle le premier : sommeil brisé, douleurs, peau qui réagit, respiration courte. D'autres fois, c'est la pensée qui tourne en rond, la concentration qui file, la colère qui épuise.

Repères théoriques… pour comprendre ce qui se joue

Les modèles de la santé au travail éclairent ce vécu. Quand les exigences sont élevées mais qu'on garde la main sur la manière de faire et qu'on reçoit du soutien, la tension peut rester fructueuse. Si les exigences s'envolent tandis que l'autonomie se réduit et que la reconnaissance se raréfie, la balance penche vers la détresse. Un autre prisme utile est celui de l'équilibre "efforts / récompenses" : quand l'investissement psychique n'obtient ni reconnaissance symbolique, ni perspectives, l'injustice ressentie érode l'estime de soi et l'engagement.

À cela s'ajoute un phénomène que je rencontre de plus en plus : la blessure éthique. Ce n'est pas seulement "trop de travail" ; c'est "travailler contre ce que je tiens pour juste". On ne s'en remet pas avec une simple sieste. Il faut du sens retrouvé.

Le travail thérapeutique : remettre du langage là où le réel a débordé

En tant que psychologue clinicienne, mon travail commence par redonner de l'épaisseur au récit. Nommer, détailler, déplier : qu'est-ce qui, dans ce métier, vous a construit ? Qu'est-ce qui, aujourd'hui, vous abîme ? Où se loge la honte, de ne plus y arriver comme avant, d'avoir "lâché", de ne pas correspondre à l'idéal ? Où se loge la colère, contre l'organisation, contre soi, contre ce monde qui va trop vite ?

Nous explorons ensuite les marges de manœuvre, sans injonction héroïque. Parfois, il s'agit de réparer le socle (sommeil, souffle, rythme), parce que le corps ne suit plus et qu'on ne construit rien de durable sur un organisme à bout. Parfois, il s'agit de renégocier le travail tel qu'il est : clarifier le périmètre, restaurer de l'autonomie sur la façon de faire, remettre de la qualité là où le quantitatif a tout envahi. Et parfois, oui, il s'agit d'envisager un déplacement plus large : ajuster sa place, changer de mission, se former, ou, quand c'est nécessaire, se réorienter.

Je n'encourage ni la fuite ni l'acharnement. J'accompagne la lucidité : voir ce qui dépend de soi et ce qui n'en dépend pas, retrouver une capacité de choix, même modeste. Le sens n'est pas un slogan ; c'est une expérience concrète, quotidienne, qui se mesure à la fin d'une journée où l'on peut se dire : "Aujourd'hui, j'ai fait du travail dont je peux répondre."

Comment le sens revient – pas d'un coup, mais par strates

Le sens ne réapparaît pas parce qu'on a trouvé "sa mission de vie" en trois exercices. Il se reconstruit, souvent discrètement. Chez Élise, cela a commencé par une décision simple : protéger chaque jour vingt minutes de "vrai soin" non compressible, puis en parler en équipe, puis faire remonter ce qui dysfonctionne avec des faits, pas seulement de la colère. Chez Yann, c'est venu d'un déplacement de focale : contribuer à un projet open source utile, puis négocier une partie de son temps salarié sur des tâches à impact plus visible. Rien de spectaculaire. Mais une cohérence retrouvée, donc une énergie qui revient.

Sur ce chemin, la culpabilité aime s'inviter : "Ai-je le droit d'exiger du sens ?" Oui, parce que le travail touche à la dignité. Et l'illusion aussi : "Si je change tout, tout ira bien." Parfois, changer l'environnement ne suffit pas si l'on ne travaille pas aussi ce qui, en soi, pousse à s'épuiser – le besoin de faire "parfait", la peur de déplaire, l'idéalisme sans limites. La clinique du travail est toujours une clinique du lien : lien à l'organisation, lien à soi.

Au bout du compte, de quoi parle-t-on quand on parle de sens ? On parle d'une orientation qui permet de se reconnaître dans ce que l'on fait. On parle d'un travail où l'on peut déployer sa compétence, décider un peu de la manière, rendre un service réel, être vu pour cela. On parle d'un engagement vivant, pas d'une performance sans sujet. Et l'on parle d'un mouvement – parce que le sens n'est pas un état figé, il se réajuste avec l'âge, les événements, les valeurs qui mûrissent.

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